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L’alpinisme pur et dur est sur le déclin

04.11.2015 – Stéphane Herzog

L’alpinisme traditionnel est en transformation. Les pratiques rapides en montagne, comme le «VTT» ou le «trail» ainsi que le réchauffement climatique modifient le visage du sport alpin.

Partir deux jours ou plus dans les Alpes avec des compagnons de cordée pour gravir un sommet longtemps convoité, après avoir attendu des semaines que la course soit en bonnes conditions? Cette culture de l’alpinisme classique, «lent», serait en train de perdre du terrain au profit d’activités de plus en plus variées et plus rapides dans leur mise en place, comme par exemple le «trail» (course ou marathon de montagne) ou le VTT (vélo tout terrain).

Figure de la montagne à Genève, le patron du magasin Cactus Sports, Bernard Wietlisbach, observe ces mutations depuis 1986, date de la création de son petit business dans un garage. «Une grande partie de l’équipement que nous vendons ici sert à faire un Mont-Blanc, ou un 4000 mètres, une seule fois. Dans 95 % des cas, le matériel est acheté pour de la grimpe sportive», résume celui qui a notamment gravi les Grandes-Jorasses.

Or, entre de la grimpe sportive sur une falaise ou dans une salle, et une expédition en face Nord, les différences sont énormes. «Le changement est sociétal, estime Bernard Wietlisbach. Nous sommes dans le tout, tout de suite; les gens ne sont plus prêts à attendre qu’une course soit en bonne condition. Il y a une sorte de paresse qui s’est installée, un refus de l’incertitude et de la possibilité d’un échec.»

Moins d’aventure

L’idée de gravir une voie sans un topo précis serait devenue presque une hérésie. «S’il n’y a pas d’information sur la course, si des données ne figurent pas sur un site, on peut dire que c’est comme si elle n’existait pas», dit le grimpeur. Pour lui, la diminution du nombre de pratiquants de l’alpinisme ne fait aucun doute. En revanche, le nombre de personnes qui ne réalisent qu’une seule course en montagne aurait nettement augmenté avec les années. Quant aux gens qui pratiquent la randonnée à pied ou à skis, ou de la raquette, il a décuplé.

Sur www.camptocamp.org («C2C»), site international de montagne – d’origine suisse – qui regroupe plus de 44 000 contributeurs, la «Revue Suisse» a posé la question du déclin de l’alpinisme, suscitant près de 100 réponses ou commentaires

Lien sur le sondage: www.camptocamp.org/forums/viewtopic.php?id=280238

Dans ce sport historiquement masculin, voire perçu comme le sommet de l’activité virile, c’est une femme qui s’est exprimée parmi les premiers.

Les sites faciles privilégiés

Violette Bruyneel, une kinésithérapeute française, pratique la montagne depuis l’âge de dix ans. Elle pointe d’abord une concentration de la pratique de l’alpinisme sur certains lieux, faciles d’accès et bien répertoriés sur les sites internet. Les courses avec très peu de marche d’approche seraient de plus en plus fréquentées. «Aujourd’hui, l’alpiniste aime un bon ratio entre la marche d’approche et les difficultés techniques; il redoute plus l’incertitude et l’engagement qu’avant», juge-t-elle. La majorité des alpinistes actuels viserait «des terrains tranquilles en terme de sécurité, mais aussi une météo parfaite et de préférence un refuge sympathique qui donne les conditions locales en ligne», dit la Française. Elle fait au passage état d’un certain machisme sur les pentes. «Je ne compte plus le nombre de fois où, grimpant en première de cordée, j’ai reçu des remarques désagréables ou été confrontée à des hommes qui voulaient m’expliquer des techniques que je connais.»

L’alpinisme à papa aurait vécu. «Mes oncles faisaient des choses vraiment engagées dans les années 1950 avec une corde autour du ventre et une bouteille de rouge dans le sac, et ils ne se considéraient même pas comme alpinistes, ni même randonneurs, ils allaient juste se promener en montagne», rapporte un internaute de « C2C ». La perception ou l’acceptation du danger se seraient modifiées. «Même pratiqué prudemment et correctement, ce sport implique l’acceptation d’un certain risque. En conséquence, sa pratique diminue, de même que le rapport au temps: car rejoindre une falaise d’escalade équipée, située à 15 minutes du parking, où l’on a en plus du réseau internet 4G, est plus en phase avec notre époque», résume ce même internaute, qui se définit ironiquement comme «un vieux croûton.»

L’attrait du «léger» et de la glisse

Évoquant son goût du ski de randonnée et de l’escalade de cascades de glace, un autre adepte rappelle que «ces activités peuvent se pratiquer à la journée, voire à la demi-journée, dans des beaux paysages et avec un peu moins de risques qu’en alpinisme». Dans sa version aventureuse, ce sport cumule en effet les difficultés techniques, mais aussi morales. «Les risques objectifs de la montagne – crevasses, chutes de séracs et de cailloux – sont plus élevés qu’en grimpe sportive», souligne ce même montagnard. Autre obstacle, la question de la forme physique et de l’acclimatation nécessaires pour réaliser des grandes courses classiques, lesquelles peuvent durer de 10 à 15 heures. «L’alpinisme d’un certain niveau demande de l’expérience, du matériel, et beaucoup de disponibilité pour gérer les aléas météo», précise un autre membre de « C2C ».

Plus profondément, le changement des pratiques en montagne serait «attaché à l’essor du léger, à l’émotion directe, sans toute la logistique compliquée de l’alpinisme», commente un grimpeur. «Passer sa semaine à s’organiser, à s’énerver, à devoir penser à un tas de considérations matérielles fastidieuses, et puis recommencer le week-end pour une course»? L’exercice serait de moins en moins acceptable pour une partie des amoureux des cimes.

Le réchauffement bouleverse la montagne

Restent enfin les effets du réchauffement climatique. Sur la mer de glace par exemple, dans le massif du Mont-Blanc, la descente sur échelles vers le glacier a complètement changé en 20 ans, avec un fort impact sur le temps d’accès. Partout, des itinéraires sont modifiés, rallongeant ou compliquant les sorties, la fonte du permafrost entraînant des chutes de pierres accrues. Ces changements du territoire alpin poussent aussi les montagnards à réaliser des courses plus tôt dans la saison, voire en hiver, pour retrouver des conditions de gel ou d’enneigement correctes. «Glaciers en recul, parois qui s’assombrissent, éboulements, chutes de pierres, tout cela arrivant en l’espace d’une génération: c’est spectaculaire et peut déstabiliser les pratiquants.», estime un internaute.

stéphane herzog Est Rédacteur à la «Revue suisse»

Hörnlihütte

«Les gens font moins de montagne»,

dit Kurt Lauber, gardien de la cabane du Cervin depuis 21 ans

Né à Zermatt, Kurt Lauber, 54 ans, a fini en septembre 2015 sa 21e saison comme gardien de la Hörnlihütte. Cet homme, qui a participé à 3000 sauvetages en montagne, parle du Cervin et des changements de mentalité dans l’alpinisme.

«Depuis 30 ans que je vais en montagne, les mentalités ont beaucoup changé. La première chose qui me frappe est une forme de déresponsabilisation. Si quelque chose ne vas pas durant la course vers le sommet du Cervin, que des pierres tombent ou que la météo se gâte, la faute est toujours attribuée à un tiers, même si cela n’a aucun sens. Cette attitude n’existait pas par le passé. Autre changement: la perception du danger. Il y a 20 ans, les journalistes présentaient cette course comme facile et le nombre d’accidents était élevé. Cela s’est modifié et c’est heureux, car le Cervin, qui a tué entre 500 et 600 personnes depuis sa première ascension en 1865, est l’un des sommets les plus durs des Alpes. Aujourd’hui, la proportion de courses réalisées avec un guide a doublé pour s’établir à 80 % des ascensions de ce sommet. Cela participe à la diminution des accidents.

«Globalement, même si ce n’est pas le cas au Matterhorn, qui est gravi environ 3000 fois par an, je pense que le nombre de pratiquants de l’alpinisme baisse. C’est quelque chose de global dans les sports, à une époque où les parents ou leurs enfants passent plus de temps devant un ordinateur que dans la nature. Les chiffres de fréquentation des cabanes ne disent pas tout, car nombre de personnes qui y dorment ne vont pas faire un sommet ensuite.

«Enfin, l’approche de l’alpinisme professionnel s’est complètement modifiée ces dix dernières années: ce sport est devenu une course avec comme porte-drapeaux Ueli Steck, Dani Arnold ou Kilian Jornet (qui a gravi le Cervin en moins de trois heures au départ de Cervinia). Cette façon de grimper n’est pas un mal en soi, mais je leur ai dit aux trois qu’ils devaient absolument expliquer au public qu’elle était réservée à des professionnels. Car la réalité, c’est que pratiquer l’alpinisme classique comporte des risques. Une façon de les réduire est de grimper avec un guide, mais c’est cher: tel est le dilemme avec lequel les gens doivent s’arranger.»

La fréquentation des cabanes

Dans la majorité des cas, une course d’alpinisme passe par une cabane. En revanche, toutes les personnes qui passent par un refuge ne vont pas grimper un sommet. En Suisse, les nuitées en cabanes, qui peuvent fortement varier selon les saisons, sont demeurées au-delà du chiffre de 300 000 par an depuis 2003. Les membres du Club alpin suisse (CAS) n’ont jamais été si nombreux (plus de 143 000 actuellement), mais la croissance de l’effectif est passée au-dessous des 2 % en 2014, une première en dix ans. En outre, le nombre de jeunes a subi une légère diminution, avec un club dont 46 % des membres ont plus de 50 ans.

Autre chiffre: le nombre de morts en haute montagne a chuté en lien «avec l’amélioration du matériel, de la météo et des sauvetages», explique Ueli Mosimann, responsable des statistiques des situations de détresse au Club alpin suisse. «Il y a plus de gens en montagne, mais pas forcément plus qui font de l’alpinisme», résume ce guide. En 2013, ce sport a fait 21 victimes en Suisse, contre 71 en 1985 ou 40 en 1994. Par comparaison, la randonnée a tué 39 personnes en 2014, un chiffre proche de la moyenne de morts de cette pratique ces trente dernières années, qui est de 44.

L’attrait des nouveaux sports

Nombre d’internautes qui se sont exprimés sur le site camptocamp tombent plus ou moins d’accord sur une baisse de la pratique de l’alpinisme (voir chiffres ci-contre), mais tous n’y voient pas les mêmes raisons. L’un des grands changements observés est la multiplication des pratiques sportives en montage, à commencer par celle du trail, où le pratiquant – équipé légèrement – avale les pentes en courant.

L’action elle-même de grimper a explosé en une gerbe de spécialités: grimpe sportive, en salle, ou le long d’une via ferrata; grimpe en crampons sur des cascades de glace ou sur des itinéraires mixtes, sans oublier le canyoning, et la slackline pendue au-dessus du vide.

La montagne est désormais parcourue à vélo, par les adeptes du VTT. Le Club alpin suisse aménage d’ailleurs désormais certaines de ses cabanes pour cette activité et vient d’éditer un guide d’itinéraires dédié.

La grimpe lente «dévalorisée»

La glisse se répand comme une traînée de poudre, avec le parapente, le para-alpinisme, le speed-flying, les wingsuits, le base jump, mais encore le freeride et la randonnée à skis. Or, le point commun de ces sports n’est pas forcément le niveau de risque. «La mode des ‹hyper traileurs› qui pratiquent seuls en mode minimaliste dévalorise l’alpiniste amateur qui ne voit plus dans son sport une discipline élitiste mais l’expression d’une mise en œuvre d’un matériel lourd et encombrant pour parvenir au même résultat», estime un internaute de « C2C ». «On doit pouvoir trouver une raison à ce déclin dans cela même qui caractérise l’alpinisme: l’isolement, la capacité à s’assumer seul dans un environnement inhabituel», conclut un certain Fredoche.

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