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  • Série littéraire

Jenö Marton | Il voulait juste être un Suisse comme les autres

09.12.2022 – CHARLES LINSMAYER

Les livres qu’a écrits Jenö Marton, auteur originaire de Hongrie, sont une déclaration d’amour adressée au pays pour lequel il resta un étranger jusqu’à la fin.

«Ceux qui avaient un petit cerveau et de grands yeux sur le côté, les mâles, n’étaient absolument bons pour aucune activité quotidienne sensée. Leur volonté était faible et opaque, leurs actions peu fiables, leur mission importante. Du fait de leur mission, engendrer une descendance, on les entourait d’amour et de tout le soin imaginable, même s’ils semblaient être toujours en travers du chemin.» Cette phrase n’est pas extraite d’un pamphlet féministe, mais d’un des romans les plus originaux dont la littérature suisse ait jamais accouché. «Gunaria, das Reich der Ameisen. Sinn und Deutung der Gemeinschaft» [Gunaria, le royaume des fourmis. Sens et interprétation de la communauté] se déroule entièrement dans un État myrmicéen, qui place la société au-dessus de l’individu.

Enfant du cirque placé en maison d’éducation

Son auteur est Jenö Marton, né en 1905 à Hambourg, arrivé en Suisse dans un cirque hongrois en 1917 et, comme il le racontera en 1935 dans son roman «Zelle 7 wieder frei» [Cellule 7, à nouveau libre], façonné en citoyen docile jusqu’en 1925 dans la maison d’éducation d’Aarburg après avoir fugué du gymnase à Zurich. Toute sa vie durant, il rêve en effet d’être un Suisse comme les autres. Et pour atteindre cet objectif, il est prêt à travailler plus que les autres. Après une formation de tailleur à Aarburg, il devient conseiller en publicité, réalisateur de films, puis directeur d’une fabrique de caisses enregistreuses. À côté de cela, il s’engage corps et âme dans le mouvement scout zurichois, et c’est de cette activité que naissent ses œuvres littéraires.

Jenö Marton (1905 – 1958)

À son roman sur la maison d’éducation succèdent des livres pour enfants bien tournés, comme «Die Dreihäuserkinder» [Les enfants de Dreihäuser, 1935], un livre d’aventures en milieu urbain très réussi, «Stop Heiri – da dure!» [Stop Heiri – par ici!, 1936], ou encore un ouvrage sur le cirque, inspiré par sa propre expérience, «Jimmy, Jacky & Jonny, die Zirkusbuben» [Jimmy, Jacky & Jonny, les garçons du cirque, 1941]. Le roman «Gunaria», édité en 1941 par la Büchergilde Gutenberg, a lui aussi des accents très personnels, puisqu’il est en fin de compte un hommage bien déguisé à la démocratie suisse, qui finit par faire de l’écrivain un citoyen helvète en 1940, sans toutefois l’autoriser à modifier son nom en «Georg Martin», à la consonance moins «étrangère».

Un roman de montagne patriote et virtuose

Et puis, en 1943/44, ce coup de maître: «Jürg Padrun», qui reçoit le grand prix de la Guilde du livre. Cet ouvrage représente l’apogée et l’aboutissement de la littérature patriotique suisse du XXe siècle; il est écrit par un auteur qui brûle du désir d’appartenir véritablement à cet univers. Au XVIIIe siècle, Jürg Padrun, garde-forestier à Avrona, en Engadine, constate très vite que la forêt mise au ban au-dessus du village est malade. Contre les préjugés de la population, il se bat pour son assainissement. Quand la catastrophe se produit, il n’y survit pas, mais la forêt sauve tout de même le village. Avec son style rhapsodique légèrement archaïsant, son mariage étonnant de la poésie et de la langue ladine et allemande et son action remplie de suspense, «Jürg Padrun» est une épopée passionnante au charme unique. Son pathos occasionnel est atténué par la précision scientifique avec laquelle Jenö Marton explore les techniques et les termes de l’agriculture d’alpage, qu’il explique ensuite dans un glossaire et des dessins accompagnant son livre.

Mais même cette déclaration d’amour vibrante à la Suisse ne rencontre pas l’écho espéré par Jenö Marton. Démoralisé par l’insuccès et la souffrance personnelle, il laisse finalement complètement tomber l’écriture. Lorsqu’il meurt, le 18 juin 1958 à l’âge de 53 ans, tout le monde ou presque a déjà oublié l’écrivain.

Les livres de Jenö Marton ne sont plus disponibles que chez les bouquinistes ou en bibliothèque.

Charles Linsmayer est spécialiste de littérature et journaliste à Zurich.

‹La cellule 7 est encore libre!› Déjà, Wolf Georg n’écoutait plus. Le mot cellule avait suffi. C’était donc ça qui se trouvait derrière ces petites ­fenêtres à barreaux. Un mot nouveau, jamais utilisé encore, connu de loin seulement. Parce qu’il n’y avait pas de notion pour cela dans sa vie. Une amère découverte, ne voir aucun salut, n’avoir aucune révolte. Et cette humiliation, lui, le camarade de ses camarades, l’ami de ses amis, le frère de ses frères et le fils de ses parents, le faire passer d’une main à l’autre comme une pièce de bétail. ‹Tu suis le gardien en chef.› Wolf Georg sortit avec l’homme.

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