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  • En profondeur

À chaque quartier sa bière

21.03.2018 – Marc Lettau

Un doux bruit de capsule qui saute et la bière coule dans le verre, libérant des petites bulles qui remontent à la surface pour former de la mousse. La chope suisse contient les bières les plus variées qui soient: le pays possède en effet la plus forte concentration de brasseries au monde. Une réponse, notamment, à la grande crise suisse de la bière et au déclin de nombreuses marques traditionnelles.

En matière de bière, le siège du Gouvernement fédéral suisse est idéalement situé. Un repas au restaurant du Palais fédéral «Galerie des Alpes» permet non seulement de profiter de la vue sur la chaîne des Alpes, mais aussi sur la brasserie située au pied de la colline du Gurten, berceau de la traditionnelle bière de Berne, la «Gurten». Malgré ce rappel visuel, celle-ci n’est pas servie au Palais fédéral. Les parlementaires et conseillers fédéraux assoiffés peuvent choisir d’autres bières locales produites à Burgdorf et Einsiedeln. En effet, l’époque de la brasserie «Zum Gurten» est révolue. Aujourd’hui, le quartier accueille de superbes habitations et des entreprises innovantes. Fondée en 1864, la brasserie a désaltéré la ville pendant un bon siècle. Mais l’entreprise a ensuite dû faire face à des mutations économiques. En 1970, elle a été rachetée par le groupe Feldschlösschen, la plus grande brasserie suisse. De nos jours, celle-ci produit à son siège de Rheinfelden, en Argovie, une bière appelée «Gurten».

Cette histoire est caractéristique d’une évolution qui a marqué d’autres villes, de manière plus visible qu’à Berne, plus paisible. Ainsi, à Fribourg, la fermeture de la brasserie Cardinal, fondée en 1788, a été vécue comme une véritable crise nationale. Lorsque Cardinal a dû stopper sa production après des années de déclin, le Gouvernement fribourgeois de l’époque s’est dit «choqué» et le président du gouvernement Beat Vonlanthen «très triste» de la disparation de ce symbole de l’histoire économique locale. Aujourd’hui, Cardinal n’est plus qu’un nom, apposé sur des bouteilles produites à Rheinfelden.

«The last Eichhof»

Ces deux épisodes illustrent la concentration du marché de la bière qui, en Suisse, a pris des proportions uniques. Elle a découlé pour l’essentiel du déclin du cartel de la bière en Suisse et a également touché les plus grandes entreprises. Ainsi, grâce aux nombreux rachats de brasseries régionales, Feldschlösschen AG a tout d’abord assouvi sa propre soif. Mais en 2000, Feldschlösschen a elle-même été absorbée par le géant danois de la bière Carlsberg. Durant la même période, le groupe hollandais Heineken a également fait son marché en Suisse et racheté la bière des Grisons «Calanda Bräu» et la marque «Eichhof», la bière de Lucerne. À Lucerne précisément, un groupe s’est mobilisé en vain contre le rachat: des étudiants de l’EPF de Zurich ont lancé le jeu vidéo «The Last Eichhof» qui consistait, à force de combats virtuels, à éviter un rachat hostile. Cela n’a servi à rien. Seules les lamentations sur la globalisation du marché de la bière sont devenues un peu plus audibles.

Aujourd’hui, une génération plus tard, beaucoup de choses ont changé. Même si la bière qui désaltère les gosiers suisses provient à 60 % de brasseries contrôlées par Carlsberg (Feldschlösschen) et Heineken (Eichhof, Calanda), des centaines de petites et très petites brasseries se sont établies face aux multinationales aux réseaux internationaux. Si, en 1991, la Suisse comptait uniquement 31 brasseries actives, elles sont désormais plus de 900. Aucun autre pays ne compte un nombre aussi élevé de brasseries par rapport au nombre d’habitants. Tous ces acteurs de niche commercialisent environ 5000 bières différentes sur le marché.

De l’«Öufi» à la «Sierrvoise»

Il semblerait qu’un sentiment de patriotisme local ait germé sur tout le territoire. À Soleure, on boit aujourd’hui principalement la bière «Öufi» en célébrant ainsi le onze, nombre emblématique de la ville («öuf» signifie «onze»). Par contre, à Sierre, les habitants ne jurent que par «La Sierrvoise». Burgdorf s’en tient au slogan «Bier braucht Heimat» («La bière a besoin d’une patrie») de la brasserie locale, et le confirme par sa consommation. Désormais, la petite ville accueille même une deuxième brasserie remarquable, dénommée Blackwell. Les nouvelles terres d’accueil des bières s’avèrent suffisamment grandes. Les marchés locaux deviennent micro-locaux: chaque quartier possède sa bière.

Adrian Sulc, rédacteur économique et observateur de longue date de cette évolution, relativise l’aspect patriotique local: «La plupart des personnes ne boivent pas de la bière locale par posture politique, mais plutôt par sympathie pour les brasseurs locaux.» Ce qui est marquant, c’est la tendance générale: «Comme la globalisation amène des biens de consommation du monde entier dans nos supermarchés, nous nous intéressons soudain à nouveau aux produits qui viennent d’ici.» Cela ne concerne pas seulement la bière locale, mais également les légumes de la région, le pain du boulanger du quartier ou le fromage de l’alpage du coin. Pour la bière, «ce boom existerait sans doute aussi si le cartel de la bière ne s’était pas écroulé.»

Le secteur est diversifié. Il oscille entre culture de loisirs «do-it-yourself» sans prétention, brouhaha où la bière coule à flots et conscience artisanale de la tradition. De nombreuses petites et très petites brasseries sont des exploitations artisanales expérimentales. Elles créent des boissons très différentes des bières industrielles standardisées.

Tout un univers dans une petite bouteille

Qu’est-ce qui motive les nouveaux brasseurs suisses? La Revue Suisse se tourne vers la brasserie «523», qui commercialise sa bière sous cette même appellation énigmatique «523». Dans un premier temps, la réponse à cette question s’apparente à un refus: l’entreprise serait «malheureusement plutôt introvertie et ne serait donc pas la candidate idéale pour répondre à la presse.» Cela semble crédible. La brasserie de Köniz, située dans une ancienne fabrique de limes, renonce en effet à tout sensationnalisme. Le malt et le houblon sont plus importants que le marketing et le merchandising. Même les étiquettes des bières sont particulièrement sobres. Et si les médias locaux célèbrent volontiers avec entrain les nouvelles brasseries de quartier, concernant «523», c’est le silence radio. La petite équipe (Sebastian Imhof, Nadja Otz, Tobias Häberli et Andreas Otz) n’aime pas occuper le devant de la scène.

Mais finalement, un aperçu instructif de ce petit univers de brassage se révèle possible. Les bières «523» sont produites pour un marché de taille très humaine. Être simplement «local» ne suffit pas, explique Andreas Otz. Bien entendu, «523» utilise du houblon produit dans la région: «Mais si nous avions uniquement besoin de ce qui pousse devant notre porte, le monde serait trop petit.» Otz connaît la formule selon laquelle la bière est une «boisson anti-globalisation» qui rend hommage à l’aspect local. Mais lorsque l’équipe produit de la bière, elle découvre aussi «les côtés positifs de la globalisation». Après avoir entendu parler d’un agriculteur local de Seattle expérimentant de nouvelles variétés de houblon, ils ont pu le contacter directement, se fournir chez lui, puis brasser et faire connaître une bière faisant honneur à cette nouvelle variété. Ainsi, la globalisation renforce aussi l’activité locale.

Les brasseurs de «523» piochent dans l’épicerie mondiale des goûts, parfums et autres produits stimulant les sens pour poursuivre «sans compromis ce qu’ils ont en tête». Et découvrir par exemple comment intégrer le goût «raisins de Corinthe caramélisés dans du vin de Porto» à la bière, qui est en soi «tout un univers dans une petite bouteille». Plus que simple actrice de l’industrie alimentaire, cette brasserie se considère à la tête d’une expédition explorant l’univers du goût. Otz: «Ce qui nous intéresse, c’est de transmettre une expérience. La bière produite avec inspiration est une expérience culinaire.» Pour cela, pas de compromis: «Nous avons déjà jeté des lots entiers parce que le résultat ne correspondait pas à nos attentes.» Et lorsque l’objectif est atteint, l’exploration n’est pas terminée: «Nous produisons des bières pour une saison. Ensuite, nous passons à autre chose.»

Du local au global

La rockstar de la «nouvelle histoire de la bière suisse» est sans conteste le très extraverti Jérôme Rebetez de Saignelégier. À 23 ans, cet œnologue a fondé en 1997 l’une des premières petites brasseries, la brasserie des Franches-Montagnes (BFM). Aujourd’hui, BFM est un géant parmi les nains. Mais Rebetez produit toujours de manière aussi sauvage une œuvre d’art jurassienne complète combinant joie de vivre, art, concerts et bières à la forte personnalité sortant de l’ordinaire.

Désormais, BFM exporte un quart de sa production à l’étranger. En 2009, le New York Times écrivait que sa bière «Abbey de Saint Bon-Chien» était peut-être la meilleure au monde. Rebetez a ainsi atteint l’un de ses principaux objectifs. En effet, il souhaitait «créer une bière artisanale atypique, personnelle, une bière avec un bouquet particulièrement complexe, riche en bouche et pouvant se mesurer sans problème aux vins les plus nobles». Vieillie en fûts de chêne, l’«Abbey de Saint Bon-Chien» répond à ces exigences.

Que pense Rebetez, brillant précurseur des débuts, au sujet des nombreux pionniers actuels? Il observe un secteur en évolution rapide, avec de nombreux acteurs de la nouvelle culture de la bière: «Mais peu d’entre eux se voient aussi comme des entrepreneurs.» Lui-même, qui avait reproché il y a des années «l’aspect très ennuyeux» de la branche, critique gentiment celle-ci: «Je trouve que certaines choses sont trop expérimentales.» Pour qu’une bière reste une bière, «il faut tout de même qu’elle puisse se boire seule, en entier». Il reste anticonformiste et s’élève contre l’obligation d’innover: «Quatre de mes premières bières font encore partie des plus demandées. Cela me rend fier.»

Il prédit un futur prometteur à ceux qui trouveront leur propre signature. En effet, toute personne sensée souhaite pouvoir faire un choix authentique. Cela nécessite des produits authentiques provenant d’entreprises authentiques avec une histoire authentique. Et d’authentiques conteurs, comme dans le cas de l’équipe de BFM. Ainsi, le chien bon et saint se trouvant sur l’étiquette de la célèbre bière noble «Saint Bon-Chien» n’est en fait pas un chien. C’est le chat de la brasserie de Rebetez qui s’appelait ainsi. La bière forte «Alex le Rouge» est également dédiée au mécanicien communiste de la brasserie BFM qui a continué à travailler et à boire après sa retraite dans la brasserie, jusqu’à sa mort. Parfois, son attrait pour la langue pousse le Jurassien à jouer un tour aux Suisses alémaniques. Après la décision de proposer une bière BFM aux Suisses alémaniques durant la période précédant Noël, Rebetez a étiqueté des bouteilles avec la mention «Die Bier vom Weihnachten» (l’orthographe exacte étant «Das Bier von Weihnachten»). Le bilan? Seulement quatre mots, deux erreurs frappantes et un brasseur affichant un grand sourire à Saignelégier. Son «Highway To Helles» est également une taquinerie adressée à la Suisse alémanique. En effet, il trouve curieux que là-bas, les amateurs de bières commandent souvent «ein Helles» (une blonde), c’est-à-dire qu’ils commandent leur bière en indiquant sa couleur. Lorsqu’on achète une nouvelle voiture, on ne dit pas «une grise s’il vous plaît»! Et ceux qui n’apprécient pas ces moqueries peuvent se tourner vers l’une des 900 autres brasseries du pays.

De la levure sauvage

Retournons à la colline de Berne, le Gurten. La bière historique n’y existe plus depuis longtemps. Mais récemment, l’équipe «523» a décidé de réaliser un rêve de longue date: brasser une bière selon des recettes originales des années 1900, avec de la levure locale pour qu’elle «incarne le terroir». Sur le Gurten, ils ont placé une douzaine de récipients remplis de moût de bière afin de collecter de la levure sauvage. Le projet a porté ses fruits. Trois des douze récipients contenant un résultat très prometteur, il a été décidé de cultiver l’une des levures sauvages. Des recherches, menées pendant plusieurs semaines sur les anciennes recettes locales, ont permis de faire des découvertes sur les ingrédients utilisés autrefois. L’équipe «523» ne sait pas encore sur quel projet elles vont aboutir. Ce qui est sûr, c’est que l’essor de la bière en Suisse a permis dans ce cas une lecture totalement nouvelle de la tradition orale.

La fin du cartel de la bière

La diversité du marché suisse de la bière découle de l’effondrement du cartel suisse de la bière. Celui-ci a été fondé en 1935 par des brasseries locales: des zones de distribution ont été définies, l’offre a été restreinte à quelques types peu nombreux de bières et les importations de bières étrangères ont été combattues. Après le retrait de trois grandes brasseries, le cartel s’est effondré en 1991. Avec la mise en place du cartel, la bière suisse s’est dotée d’une aura particulière, que lui confère son origine locale. Après 1991, le marché était donc prêt à s’ouvrir à la nouveauté: les bières étrangères ont rapidement conquis de nouvelles parts de marché et le nombre de brasseries locales a été multiplié par trente entre 1991 et aujourd’hui. La consommation d’alcool baisse

Le nombre de brasseries augmente. Mais en Suisse, la consommation d’alcool diminue continuellement. En 1990, elle s’élevait à environ 70 litres par habitant et par an, contre 54 litres aujourd’hui. Ce recul est dû d’une part à la baisse de la limite légale du taux d’alcool admis dans la circulation routière, qui est passée en 2005 de 0,8 à 0,5 ‰. De plus, une transformation sociale générale est en cours: de nos jours, l’alcool sur le lieu de travail est devenu tabou, les personnes sont plus attentives à leur santé. D’autre part, le boom des petites brasseries ne fait pas augmenter la consommation, puisqu’elles conçoivent leurs bières comme des produits d’agrément, exclusifs et chers. Le prix peut varier de 5 à 10 francs et peut excéder 20 francs la bouteille.

Source: Administration fédérale des douanes

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Comments :

  • user
    Helen Meier, Australien 31.03.2018 At 12:03
    Bier oder andere alkoholische Getränke trinke ich nie. Trotzdem habe ich den Beitrag mit Genuss gelesen, denn er erzählt unterhaltsam und bildhaft vom Wandel in der Schweiz. Die Rückkehr zu lokalen Produkten ist gut. Der weltumspannende Handel hat nämlich viele Kehrseiten, insbesondere ökologische.
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  • user
    Favre 23.03.2018 At 12:35
    Votre remarque «Par contre, à Sierre, les habitants ne jurent que par ‘La Sierrvoise’» n’est vraiment plus du tout d’actualité. La brasserie qui suscite un véritable enthousiasme à Sierre et dans toute la Suisse, c’est Hoppy People. Elle a même été reconnue meilleure nouvelle brasserie de Suisse par le site mondial de référence Ratebeer.
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