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  • Culture

Une prairie idyllique aux accents dramatiques

14.08.2014 – Jürg Müller

La prairie du Grütli, symbole de notre légende nationale, est intrinsèquement associée au mythe. Le rayonnement de ce lieu est resté intact jusqu’à aujourd’hui, mais le risque d’abus et de ­surexploitation ne peut être ignoré.

C’est à la faveur de la nuit que les trois Confédérés se sont rendus sur le Grütli en 1291 pour y prêter serment. Aujourd’hui, il ne serait plus possible d’organiser une telle rencontre aussi simplement, il faudrait se procurer une autorisation et les trois vaillants hommes ne pourraient mener à bien leur entreprise qu’en plein jour car il est interdit de passer la nuit sur la célèbre 

prairie dans la forêt qui surplombe le lac d’Uri. En outre, pour des événements aussi cruciaux qu’un serment fédéral, il faut ­aujourd’hui déposer une demande intégralement remplie, conformément aux dispositions du règlement d’utilisation du lieu de naissance de la Suisse, édicté le 9 janvier 2014 par la Société suisse d’utilité publique qui administre le Grütli.

Les temps ont changé mais, malgré le nouveau règlement, une chose est restée identique: le Grütli est une simple prairie et en aucune manière un pompeux sanctuaire national. C’est un lieu de commémoration nationale, qui, par sa sobriété, dégage quelque chose de touchant. À mi-chemin entre le débarcadère et la prairie, on peut se restaurer au Rütlihaus, visiter une petite exposition et la fontaine des trois cantons. C’est un terrain plutôt isolé, accessible facilement uniquement depuis le lac, un lieu ancestral dans un paysage dramatique. Une fois arrivé sur la prairie, le visiteur ne sait plus vraiment si c’est le charme du paysage qui opère ou s’il est déjà pénétré de l’esprit du lieu par ce qu’il observe tout autour de lui.

Ce n’est pas un site historique

Aujourd’hui, on sait que l’historicité du lieu n’est pas avérée. Selon l’historien Roger Sablonier, c’est à la fin du XVe siècle que les mythes fondateurs – les atrocités des baillis, la conspiration, l’histoire de Guillaume Tell, la destruction des châteaux et le soulèvement populaire – ont été réunis dans un récit illustré sur les origines de la Suisse alors qu’ils ne correspondaient que vaguement à la réalité des événements survenus vers 1300. Après 1470, les mythes fondateurs sont repris dans des récits littéraires et juridiques pour justifier la spécificité de l’existence de la Confédération à cette époque et non pas pour rendre avec fidélité le fil historique des événements passés.

Pour les historiens, il y a longtemps que le Grütli ne joue plus aucun rôle en tant que lieu historique, tout comme Guillaume Tell. Néanmoins, ce lieu est, aujourd’hui encore, empreint d’histoire. Dans un nouvel ouvrage de référence sur l’histoire de la Suisse publié en 2014, Susanna Burghartz, professeure d’histoire à l’Université de Bâle, écrit que même si Guillaume Tell n’a jamais existé, c’est un personnage qui joue assurément un rôle historique. Il faisait déjà partie dès la fin du XVe siècle d’un ensemble complexe de représentations auxquelles une importante fonction d’intégration a été accordée pour créer et légitimer la conscience fédérale. Le Grütli fait également partie de cet «ensemble complexe de représentations».

La fonction du mythe

Les historiens reconnaissent que les mythes et légendes peuvent avoir une fonction positive. Ulrich Im Hof, qui fut professeur d’histoire suisse à l’Université de Berne, pensait que seule la réflexion positiviste croyait «pouvoir renoncer aux mythes et se passer d’une conscience d’identité nationale». Cette réflexion pose problème parce que le «vide qui en résulte peut être rempli par d’autres représentations identitaires incontrôlables». Dans son livre «Mythos Schweiz», l’historien écrivait en 1991 que les éléments de l’identité nationale et de ses mythes sont assurément toujours indispensables à l’existence d’une société politique, dans la mesure où ils incarnent de véritables valeurs et font constamment l’objet d’une analyse critique.

L’écrivain et essayiste Peter von Matt pense aussi que les mythes jouent un rôle politique fondamental. Dans son discours du 1er Août 2009 sur le Grütli, il a déclaré que cette prairie était pour beaucoup une vieillerie nationale, considérée comme un symbole d’aveuglement historique, un fantôme, un imaginaire collectif. Mais, prudence! Selon lui, ces dernières années, nous sommes tombés dans un piège qui réduit notre questionnement à l’opposition entre mythe et réalité. Or ce n’est pas aussi simple. Chaque nation puise ses origines dans des histoires excitantes qui, selon l’écrivain, ont une fonction essentielle car elles sont par nature une sorte de code de conduite politique. Dans le cas de Guillaume Tell, le message est le suivant: l’obéissance dans l’État a ses limites. L’esprit d’asservissement ne doit jamais prendre le dessus. Peter von Matt ajoute qu’on peut voir dans le serment du Grütli le refus de la Suisse d’avoir un chef de tribu. Dans son allocution, il a également évoqué le tunnel du Seelisberg, qui passe sous le Grütli et constitue l’un des principaux axes européens Nord-Sud: le Grütli symbolise la volonté d’appartenir à une communauté et de vivre ensemble au sein de la Confédération et le tunnel représente l’envie tout aussi importante d’essaimer au-delà des frontières du pays et de participer au jeu des puissances européennes.

On peut aussi voir dans le Grütli, sans aucun détour ni tunnel, un point de départ vers l’Europe – ou au moins, on le pouvait en 1991. Lors de son discours à l’occasion des 700 ans de la Confédération suisse, Ulrich Bremi, président libéral-radical du Conseil national, a déclaré que le Grütli doit aussi être aujourd’hui un point de départ vers une Suisse européenne moderne. Si le Grütli nous tient à cœur, nous devons aujourd’hui relever le défi de devenir à nouveau une Suisse qui agit avec détermination à l’échelle européenne. Cinq mille invités, dont tous les présidents du Parlement européen, ont écouté cette allocution solennelle sur la prairie du Grütli. Toutefois, l’esprit du Grütli de 1991 n’a pas aidé la Suisse à s’envoler vers les hautes sphères européennes dans le sens évoqué par Ulrich Bremi. Revenons donc un peu en arrière.

De Friedrich Schiller à Henri Guisan

Le Grütli, où quelque 100 000 personnes viennent chaque année visiter la prairie sur le lac d’Uri, est depuis longtemps un lieu privilégié de pèlerinage national. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les cantons primitifs y organisaient régulièrement des manifestations. Aux XIXe et XXe siècles, trois événements ont joué un rôle primordial dans la genèse des mythes: la pièce de Friedrich Schiller «Guillaume Tell» en 1804, l’achat de la prairie du Grütli par la Société suisse d’utilité publique (SSUP) en 1859 et le rapport du Grütli du général Guisan en 1940. 

Avec le drame de Schiller, le mythe créé autour du lac des Quatre-Cantons s’est vu réellement canonisé et glorifié. L’opéra «Guillaume Tell» de Gioachino Rossini, dont la première a eu lieu à Paris en 1829, a contribué à populariser le mythe en Europe. L’enthousiasme fut d’abord plus grand à l’étranger qu’en Suisse. Mais à Milan, Rome, Londres et Saint-Pétersbourg, la pensée révolutionnaire n’a pas échappé aux autorités de censure qui se sont senties contraintes de modifier quelques passages délicats pour les adoucir.

L’achat de la prairie par la SSUP en 1859 a généré un nouvel élan envers le Grütli. L’argent fut réuni au moyen d’une collecte nationale. Le but était d’empêcher un projet de construction touristique sur ce lieu de commémoration. Cette action fut efficacement orchestrée: les jeunes Suisses furent impliqués dans la collecte et tous les élèves reçurent en remerciement une gravure sur acier avec une image romantique du Grütli. Ensuite, la SSUP a fait don du terrain en tant que «patrimoine national inaliénable» à la Confédération, qui en a confié l’administration à la commission du Grütli de la SSUP, qui assume toujours cette tâche aujourd’hui.

Avec Henri Guisan, le Grütli devient un lieu symbolique et empreint d’histoire: le général réunit le 25 juillet 1940 tous les officiers supérieurs à partir du grade de major pour le rapport du Grütli. Il justifie la création du Réduit et impose au peuple et à l’armée une résistance inconditionnelle contre l’Allemagne nazie. Cet événement occupe une place spéciale dans la conscience collective de la Suisse. Georg Kreis, historien bâlois, écrit dans son livre «Schweizer Erinnerungsorte» que ce processus historique est révélateur du double effet de stimulation et de pilier du Grütli: l’aspect mythique de ce lieu lié aux manifestations qui y ont été organisées et l’utilisation qui en est faite se nourrissent mutuellement.

Double Grütli au Palais fédéral

Notons que le Grütli a aussi été intégré dans la symbolique nationale du nouvel État fédéral en 1848 comme référence à l’ancienne Confédération. Au Palais fédéral, le mythe du Grütli est immortalisé par deux fois: massivement, dans le hall d’entrée où se tiennent les trois imposants Confédérés de 24 tonnes prêtant serment et plus légèrement, dans la salle du Conseil national où le Grütli est représenté dans une fresque monumentale, «Le berceau de la Confédération» de Charles Giron. 

Le Grütli continue d’occuper une place supérieure dans l’imaginaire de bien des Suisses. Au départ, c’était plutôt les milieux patriotiques, voire nationalistes, qui accordaient une valeur symbolique à ce lieu au cœur de la Suisse primitive. Aujourd’hui, le Grütli est toujours source d’un conflit subliminal sur son interprétation, qui implique tous les courants sociaux et politiques. Il est utilisé comme référence pour beaucoup de demandes de toutes sortes: pour ou contre l’ouverture de la Suisse à l’Europe, pour la paix et la justice, pour une armée forte, contre la gauche, contre la droite, pour la démocratie, etc.

Si, autrefois, seules de simples fêtes fédérales étaient organisées sur le Grütli, depuis peu, les conseillers fédéraux utilisent aussi ce lieu sacré pour leurs interventions. À deux reprises, en 2000 et 2005, des discours de conseillers fédéraux ont été fortement perturbés par des néonazis. En 2007, Alliance F, Alliance de sociétés féminines suisses, a donné une nouvelle impulsion pour extraire le Grütli de l’univers masculin conservateur et des forces nationalistes, comme l’écrit Georg Kreis. La présidente de la Confédération, Micheline Calmy-Rey (PS), la présidente du Conseil national, Christine Egerszegy (PLR) et la présidente de la SSUP, Judith Stamm (PDC), ont ­organisé une grande fête commune pour le 1er Août.

Protection contre les abus

L’important dispositif médiatique lors de tous les événements majeurs est un autre indice de la vitalité du Grütli. Le rapport des cadres de l’UDC en 2011 a, par exemple, considérablement retenu l’attention, avec la présence du conseiller fédéral UDC Ueli Maurer. En réalité, cet événement n’aurait pas dû avoir lieu car aucune manifestation politique n’avait jamais été organisée sur la prairie. C’est pourquoi peu après, la conseillère fédérale PDC Doris Leuthard n’a pas obtenu l’autorisation de faire un discours sur la prairie du Grütli lors d’une manifestation des partis cantonaux du PDC. La conseillère nationale PDC Ida Glanzmann a ensuite adressé un postulat au Conseil fédéral pour lui demander d’accorder aux partis l’accès libre au Grütli. En tant qu’administratrice du Grütli, la Société suisse d’utilité publique (SSUP) a dû s’interroger en détail sur l’utilisation du lieu. Selon les informations du directeur de la SSUP, Lukas Niederberger, il n’y avait auparavant aucun règlement clair pour les partis politiques. En raison de la controverse suscitée par ces incidents, la SSUP a voulu interdire toutes les manifestations partisanes. Après une intervention de la Chancellerie fédérale, l’interdiction a été formulée un peu moins strictement: les partis peuvent certes fêter leur jubilé mais «il est interdit d’utiliser le Grütli à des fins politiques particulières ou à des fins commerciales», conformément aux dispositions du nouveau règlement d’utilisation. Il est par exemple interdit d’organiser des manifestations qui «thématisent des questions politiques sur lesquelles un vote est prévu dans les trois mois suivants» et font la publicité de certaines personnes ou certains groupes moins de six mois avant des élections. Le Grütli doit également être protégé contre tout extrémisme politique car les néonazis y ont déjà fait plusieurs apparitions. Il ne doit pas être utilisé à des fins «mettant en cause les valeurs fondamentales de la Confédération», comme la tolérance envers des personnes ayant des opinions divergentes. En conséquence, les activités qui «s’opposent à des personnes ou à un groupe de personnes déterminées vivant en Suisse» et «polarisent l’opinion publique ou n’acceptent pas la diversité sociale et culturelle» y sont interdites.Ces règles montrent clairement que les lieux de commémoration nationaux peuvent être des lieux de réflexion, mais qu’ils recèlent toujours en eux le risque d’être utilisés abusivement à des fins tout à fait déplaisantes en raison de leur fort pouvoir symbolique. Le Grütli partage ce destin avec d’autres lieux de même envergure dans le monde entier. 

Jürg Müller est rédacteur à la «Revue Suisse»

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Commentaires :

  • user
    Benito Alois 08.03.2015 à 10:09
    Hola soy suizo pero vivo en españa, me puede decir donde puedo ver el discurso completo de Henri Guisan en 1940 en el rutli ante los oficiales, esque llebo tiempo buscando el contenido pero no lo encuentro, gracias un saludo
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